A un crocodile près

Pour concevoir son dernier spot de pub, le crocodile Lacoste semble être descendu de son échelle conceptuelle. Fini le couple d’amoureux qui commence par se jeter dans le vide avant de se retrouver accroché l’un à l’autre, quelques années plus tard, lorsque, sous le coup de la crise qu’il traverse, leur immeuble s’effondre. Back to the reality. Et la réalité, quand on porte du Lacoste, cela commence par croiser d’autres crocodiles. Pas toujours portés par des gens qui vous ressemblent. Hélas.

Il peut ainsi arriver qu’un rappeur nonchalant tendance Roméo Elvis rencontre un retraité de la Baule, partant au golf vêtu du même polo ou du même bob rose que lui. Le early adopter n’est pas toujours celui que l’on croit… Va-t-il pour autant se passer quelque chose entre eux ? Rien n’est moins sûr, mais c’est désormais l’ambition affichée de Lacoste. Car si le premier ne manquera pas de relever ce point commun, attentif qu’il est à son look, le second pourrait très bien ne rien remarquer…

Quand les marques de vêtements veulent trop embrasser, il n’est pas rare qu’une partie de leur public n’ait pas conscience qu’elle est soudain devenue « branchée » et continue de vivre comme si de rien n’était… tandis que les autres mobilisent des trésors d’inventivité pour exprimer leur différence, en jouant sur la couleur, la taille, la manière de les porter, estimant que leur salut en dépend. La mode n’est pas affaire de vêtements portés mais d’attitudes. Lacoste vient nous le rappeler au passage.

Traditionnellement, la mode est aussi une réponse pendulaire oscillant entre quête de ressemblance (pouvoir d’intégration) et désir d’expression personnelle (pouvoir de différenciation) selon les moments ou les envies de chacun. Lacoste nous signifie ici que l’enjeu s’est légèrement déplacé car il s’agit désormais moins de différence que d’altérité. L’altérité comme reconnaissance et acceptation de l’existence de l’autre dans sa différence. L’altérité au service du vivre ensemble. L’enjeu n’est plus de voir l’autre comme celui dont il faut le plus possible s’éloigner pour s’affirmer, mais de reconnaitre en lui la ressemblance dans la différence avec soi. La ressemblance au service de la différence. J’accepte ta différence pour peu qu’elle ait un point commun avec moi. Le logo comme trait d’union. La différence à un crocodile près.

Fan-keting

Crédits Photos : Wild and the Moon

La NBA vient d’annoncer son installation à Paris pour cet été, dans un vaste magasin de trois étages du boulevard Saint-Michel, précédemment occupé par la librairie Boulinier (no comment). Il s’agit de son troisième flagship en Europe, après Londres et Milan. Le magasin commercialisera des maillots, des vêtements, des accessoires personnalisables ainsi que des objets de collection à la gloire du basket-ball. Classique.

Le PSG envisage les choses autrement. Début janvier, il traversait les Champs-Élysées pour installer son magasin dans un espace deux fois plus grand. Un transfert du numéro 27 au numéro 92, passé inaperçu, qui confirmait pourtant sa volonté de changer de division. Car ce nouvel espace se veut être plus qu’un point de vente : un point de rencontres et d’échanges. Au rez-de-chaussée, certes, l’incontournable espace textile et accessoires. Mais à l’étage, une vente à emporter inédite, fruit de la collaboration entre la cellule médicale du club et l’enseigne de nourriture bobo-healthy-chic Wild & The Moon. Un nom dont peu de supporters du PSG saisira la portée conceptuelle… Pas si grave car, pour compenser, une gamme de six jus sains a été imaginée à leur intention et sans effort de compréhension : Le Dribble (anti-inflammatoire), Le Tacle (anti-oxydant), La Vitesse (énergisant), Le Pitch (détoxifiant), L’Appui (riche en protéines) et L’Intervalle, présenté comme favorisant le « focus mental », promesse sans doute plus floue… Le brainstorming a dû durer plusieurs jours…

Voilà en tous cas la preuve de l’ambition du PSG de devenir un club lifestyle, ce qui ne semble pas totalement évident au regard du comportement de certains de ses supporters. Et même, de faire son entrée dans le cercle des marques de la santé et du bien-être, ce qui est tout aussi inattendu. Comme tout ce qui rassemble une communauté et possède une identité, un club sportif doit donc désormais être regardé comme une marque attractive, capable d’accueillir des produits et des services de tous horizons et pour qui le retail peut se révéler être un véritable relai de croissance. Conséquence : le modèle économique des clubs de sport évolue pour répondre à l’avidité de signes de la part de leurs fans (pas tous joueurs de foot…) et à leur envie de posséder des lieux totémiques pour se retrouver. Le fan-keting n’en est qu’à ses débuts et pourrait bien inspirer les marques…

Disparitions

Crédit photos : Le Parisien / BETC pour Leclerc

Peu à peu, par petites touches, des éléments de notre quotidien disparaissent, effacés par une obligation de modernité. Ces disparitions s’enchaînent subrepticement pour n’affoler personne. C’est à peine si des voix se lèvent.

Il y a plusieurs semaines, c’est le ticket de métro qui commençait à annoncer sa disparition (finalement retardée en raison de la pénurie actuelle de puces électroniques…). On l’a connu jaune, chic et choc, puis vert, pour coller à l’air du temps. Puis violet, puis blanc. Le voici désormais en voie de dématérialisation comme s’il prenait trop de place. Le billet de train est, lui, aussi en train (ah, ah, ah) de disparaitre. Essayez d’imprimer le vôtre à une des bornes situées dans les gares. Vous recevrez alors un ticket de caisse. La SNCF est tellement préoccupée par le service client qu’elle se prend pour une enseigne de grande distribution. Oublié le coupon en carton que l’on montrait au contrôleur et qui finissait parfois (souvent) en marque-page. Souvenir, souvenir. Hier, le billet de train était une promesse de départ, désormais, de retour au quotidien le plus quotidien.

Le ticket de caisse, justement, le voilà dans l’actualité du pouvoir d’achat. Depuis une semaine, des bruits courent qu’il est le prochain sur la liste. Disparaître par défaut. Avec notre consentement. Si vous ne le demandez pas, vous ne l’aurez pas. Le responsable, c’est vous. Gaspillage et impact environnemental, perturbateurs endocriniens (contenus dans le papier). Les raisons ne manquent pas. Des associations de consommateurs s’en émeuvent. Pour elles, le ticket est un « outil de gestion du budget familial qui permet de vérifier l’exactitude du montant de la transaction ». On ne saurait mieux dire. C’est surtout un moyen simple et accessible de se souvenir du prix des produits achetés et du montant de ses dépenses. Comme si on voulait supprimer toute preuve d’inflation…

Depuis la crise sanitaire, les dark kitchens et les dark shops fleurissent dans les métropoles. On les appelle aussi « cuisines fantômes » et « magasins fantômes » Là, sans être vraiment là. En partie congédiés du réel. Une esthétique de la disparition est à l’œuvre. On imaginait le monde de demain moins encombré et, peut-être même, animé par plus de frugalité. Mais de là à effacer toute trace du monde d’avant…

En même temps

Crédits photos : Zara Atelier / Mango

Dans le viseur de tous ceux qui recherchent des symboles (des responsables ?) pour incarner les excès de notre société, les acteurs de la fast-fashion ne manquent ni d’imagination, ni de ressources pour démontrer qu’ils ne se limitent pas à l’image que l’on se fait d’eux.

Il y a peu, Zara présentait ainsi Zara Atelier, une collection vendue trois fois plus chère qu’habituellement car sa conception a nécessité un savoir-faire d’artisans : broderies de sequins, franges de plumes, brocart coloré, jacquard de fils métallisés… Un vocabulaire propre à un milieu situé aux antipodes de son univers de référence… On pourrait aussi évoquer le projet de mécénat artistique mené par l’enseigne Stradivarius (autre acteur de la fast-fashion) pour donner de la visibilité à des talents émergents en exposant leurs oeuvres dans certaines de ses boutiques. Celui de Mango, avec la styliste et influenceuse danoise ultra pointue Pernille Teisbaek. Ou encore les collaborations de H&M avec le créateur confidentiel Sabyasachi Mukherjee, bien loin de ses premières initiatives avec Karl Lagerfeld ou Isabel Marant.

Après un premier travail sur leur empreinte écologique, voilà les enseignes de la fast-fashion en quête de légitimité et de reconnaissance de la part du milieu de la mode. Elles qui sont si souvent accusées de plagiat… Certains ne manqueront pas d’y voir aussi une course à la bonne conscience et à la quête de sens où tout le monde serait gagnant à l’arrivée. Car si produire plus cher, c’est produire mieux, c’est aussi produire moins… tout en maintenant sa rentabilité. Une approche économique et responsable. D’autres analyseront le phénomène comme une fuite en avant pour des enseignes, certes désireuses de ne pas se laisser enfermer dans une perception négative, mais aussi de s’éloigner d’une nouvelle concurrence qui commence à poindre, incarnée par des enseignes toujours plus « fast » comme la chinoise Shein, capable de produire encore plus vite, encore moins cher.

Entre les marques issues de la couture qui mutent en marques de sportswear de luxe et celles de la fast-fashion qui louchent du côté du luxe, c’est peu dire que le marché de la mode se réinvente. Il fut un temps où les termes « haut de gamme » et « bas de gamme » suffisaient pour décrire le marché. Encore une opposition qui tombe.

Positive discount

Crédits photos : MaxPPP / Dacia

Surprise. Parmi les enseignes préférées des Français, outre les incontournables Decathlon et Leroy Merlin, toujours en tête, on trouve cette année, pour la première fois, un discounter sur le podium. Action, en lieu et place des habituels Amazon et Fnac. Picard et Grand Frais sont sortis du Top 10. La fin de la lune de miel ? Si l’image de Decathlon et celle de Leroy Merlin risquent fort de pâtir de leurs atermoiements face aux événements russo-ukrainiens, on peut d’ores et déjà parier qu’Action sera encore dans le peloton de tête l’année prochaine… Peut-être même rejoint par Aldi ou Lidl…

Les experts ont longtemps considéré les enseignes low-cost comme des versions « dégradées ». Moins chères. Avec moins de déco et plus de promos. Moins de marques nationales et plus de palettes. Ils n’ont pas vu qu’elles étaient en train d’inventer un nouveau modèle qui n’allait pas manquer d’inspirer l’ensemble des acteurs du marché… Comme Dacia, que plus personne ne voit aujourd’hui comme une proposition low-cost de Renault…Les enseignes low-cost se sont imposées en créant leurs propres règles et en inventant leurs propres codes.

Chez Action, les allées sont larges, le repérage facile et on ne trouve que 6000 références réparties en 14 catégories de produit. Un bon point pour la lisibilité. Autre singularité : l’enseigne a réussi à s’imposer sans rien vendre en ligne. Voilà qui vient prouver que l’envie de se rendre en magasin est loin d’avoir disparu… Mais le véritable tour de force d’Action est d’être parvenue à faire rimer discount avec plaisir et non privation comme le voudrait la doxa marketing. Pas gagné. Pour y parvenir, l’astuce a consisté à sortir d’une focalisation sur les prix pour mettre en scène d’autres bénéfices, plus hédonistes, comme le sentiment de faire une bonne affaire ou l’étonnement induit par l’inattendu. Car, ci, on ne sait jamais vraiment à l’avance ce que l’on va trouver. 150 produits nouveaux sont mis en rayons chaque semaine… De quoi pimenter les routines.

Des prix, certes, surtout en ces temps dominés par les questions du pouvoir d’achat, mais pas seulement. Le prix en mode « bénéfice consommateur ». Une manière de venir rappeler que consommer frugal, ce n’est pas seulement se priver et moins consommer. Cela peut aussi consister à consommer moins cher sans se priver du plaisir de consommer.

Le laid, le nouveau beau

Crédits photos : Balenciaga / Birkenstock

Fin mars, Balenciaga, la marque de luxe hype inaugurait sa dernière boutique à Londres sur New Bond Street. Une poignée de jours après celle de Dior. La comparaison est saisissante. Ici, point d’héritage, de tradition, de chaises Louis XV ou d’ateliers ressuscités, mais une architecture brutaliste, grise, froide et sans désir d’épater. 700 mètres carrés, murs en béton brut, porte d’entrée en acier, installations et circuits électriques laissés à nu au plafond, éclairage industriel, escalier central doté de dalles de verre et cage d’ascenseur vide. Un magasin dont la conception, délibérément inachevée, est au service d’une vision moderne et austère du luxe, élaborée pour ne pas faire l’unanimité. Aux antipodes des codes ostentatoires du secteur« Chaque niveau représente un stade de détérioration ou de construction, avec du béton taché et fissuré, de l’acier oxydé, des tissus abîmés, de la poussière stabilisée et des incrustations imitant des moisissures » précise la marque… Ambiance post-apocalyptique garantie.

Le pouvoir du luxe ne tient-il pas à sa capacité à transcender les habituelles oppositions beau/laid (trop petit bourgeois) pour suggérer de nouveaux modèles esthétiques ? Il n’y a pas si longtemps, tout le monde s’accordait pour trouver les chaussettes blanches inenvisageables et les Birkenstock inregardables. Or, depuis deux saisons, les premières sont devenues l’accessoire incontournable du cool et les secondes (désormais dans le giron LVMH) ont accédé au statut jalousé de produit iconique grâce à des matières renouvelées et à d’innombrables collabs’ avec de grandes marques, preuve ultime de leur désirabilité. Il arrive (de plus en plus souvent) que le moche d’hier (le ringard, le beauf) devienne le beau d’aujourd’hui (le cool, le désirable).

Pourquoi maintenant ? Parce que si les réseaux sociaux contribuent à produire du conformisme, ils invitent tout autant ceux qui veulent s’y particulariser à adopter des codes et des pensées à contre-courant. Seule manière d’émerger dans le flot continu… en attendant de devenir, à son tour, une nouvelle forme de conformisme… L’architecture brutaliste ne devrait pas manquer de se multiplier dans notre quotidien. Ça nous changera des murs de couleurs (bleu canard, rose poudré, terracotta), des carreaux de ciment dépareillés, des sièges en velours et du laiton doré qui dominent toute la déco actuelle. Bonne nouvelle.

La niche du bio

Il y a quelques semaines, nous évoquions ici le repli du marché du vrac. Voilà, à présent, le tour de celui de la bio. 2021 aurait-elle brûlé tout ce qu’elle avait adoré en 2020 ? Le monde d’après va-t-il finir, comme certains le prédisaient, comme le monde d’avant, mais en pire ? Après 20 années de croissance forte, le chiffre d’affaires de la bio en France a chuté de 3% en 2021 et, plus particulièrement pour les produits frais comme le lait, la crème, les fromages, les fruits et les légumes.

Une première explication s’impose par sa résonance avec l’actualité politico-sociale du moment : la question du pouvoir d’achat car, oui, les produits bio sont plus chers que les autres. Comme les produits de luxe ne manqueront pas de rétorquer les esprits affûtés qui souligneront au passage leur bonne (excellente) santé… Pourtant, durant le premier confinement, les produits bio semblaient rassurer tous ceux qui, virus oblige, s’étaient mis à choisir leur alimentation à partir de nouveaux critères de qualité. Du goût, oui, mais pas que. De la qualité et de la sécurité aussi. Alors quoi ? Le prix serait-il venu à bout de cette exigence ?

Disons que s’il n’est pas étranger à la situation, il faut quand même commencer par rappeler que toutes les courbes de croissance sont amenées, un jour, à rencontrer une phase de stagnation, aussi appelée plateau si l’on veut rester dans un registre bucolique. Voire, de régression. La consommation de viande au fil des siècles peut venir témoigner… Surtout que la bio, tant dans sa consommation que dans sa production, ne pourra jamais atteindre 100 % du marché car elle est à la fois une niche (une niche habitée par une grande portée, certes) et un marché occasionnel. Pour les uns, ce sont les œufs et le lait, pour les autres, les légumes et la cosmétique bio qui comptent. Chacun pourra s’appuyer sur son exemple personnel pour s’en convaincre.

Consommer tout bio suppose une implication, un investissement temps et un pouvoir d’achat assez rares... Le marché de la bio n’a pas, non plus, le monopole des vertus. L’appellation bio vaut-elle mieux qu’équitable, que local, que label rouge ? Est-elle toujours synonyme de qualité ? Bio française ou bio importée ? Bio sous plastique ou pas bio en vrac ? Bio plutôt qu’une bonne note Yuka ou Nutriscore ? Le prix de la bio est vraiment loin d’être le seul facteur explicatif du ralentissement de son marché…

C’est la fête

Crédits photos : Galeries Lafayette / Le Bon Marché Rive Gauche

Tout le monde connaît ou perçoit les vertus de la fête. Quand l’environnement et les perspectives s’assombrissent, faire la fête est une manière d’imposer la lumière. Le commerce l’a bien compris, lui qui est à l’origine de toutes les fêtes que nous connaissons, de celle des mères à celle des grands-mères en passant par celle des amoureux, des secrétaires (victimes du féminisme, elle a du se replier). Et pourquoi pas une fête de la Paix puisque tout est fête ?

Les grands magasins parisiens se sont donnés le mot et chacun y va à qui mieux mieux. Aux Galeries Lafayette, la fête est jaune et ronde pour fêter les cinquante ans du Smiley, l’ancêtre de l’émoji et étendard mondial de l’optimisme rebaptisé ici Feel good pour coller à l’air du temps. Salle de gaming et rampes de skateboard gratuites sont au rendez-vous. Au Bon Marché, la fête est rose bubble-gum, un optimisme mâtiné de régression. On y décline le verbe collaborer à tous les temps et dans tous les sens sous la houlette du roi de la fête (car pas de fête sans roi) auto-proclamé Philippe Katerine, amuseur des petits et des grands. Des “Monsieur Rose”, trônent ainsi dans les vitrines de la rue de Sèvres, alter égo du chanteur et porte-parole du mouvement du mignonisme ou l’art de “voir du mignon partout, même dans les choses affreuses”. Un courant de pensée inédit. Au Printemps, la fête est verte, devinez pourquoi. Rues privatisées et végétalisées, musique live, pétanque, photocall, workshops et foodtrucks. Expériences à tous les étages, c’est le premier Festival de Printemps.

Depuis deux ans, le commerce n’était pas à la fête. Le voici qui vient rappeler que son futur ne se réduira pas aux livraisons à domicile en moins de quinze minutes. Le consommateur n’est pas toujours le consomm’acteur critique et impatient que l’on aime (trop) souvent décrire. Il peut aussi être le flâneur qui s’étonne, le curieux qui découvre, l’insatiable qui veut toujours apprendre. Un jour, tout, tout de suite ; un autre, se rendre en magasin pour toucher le produit, se faire conseiller, rencontrer. Le raisonné, le raisonnable, le responsable, le collaboratif, le solidaire, l’expérience, le lien social, le digital, oui, mais pas sans théâtralisation, sans émotion, sans incarnation, ni belles histoires.

Autour de l’assiette

Photos : Ephemera / Culturespaces – Cutback

La semaine dernière ouvrait à Paris, dans les murs du MK2 Bibliothèque, le premier restaurant immersif de France. 100 couverts, 700 m2, baptisé Ephemera. Un nom qui annonce la couleur puisque les thèmes proposés sont appelés à se renouveler plusieurs fois par an. « Under the sea » ouvre la saison. La mer et les fonds marins, quoi de mieux quand on promet une expérience 100 % immersive grâce à des éléments de décor soignés (ceux du cinéma) combinés à des contenus visuels digitaux sous forme de tableaux vivants où requins, raies et autres calamars se succèdent du lagon aux abysses ? Le chef imagine ses assiettes, puis adapte lumière, son et température à l’histoire qu’il souhaite raconter pour mieux mettre tous les sens en éveil. L’idée est ici d’éliminer tout élément parasite sans rapport avec le plat et d’influencer la perception du goût en faisant appel à différentes zones du cerveau. Le tout pour un tarif relativement abordable, tournant autour de 50 euros.

Les restaurants à thèmes existent depuis longtemps. Certains associent spectacle et repas ou invitent un chanteur lyrique. D’autres vont jusqu’à proposer une table dans le noir, expérience mémorable s’il en est. Aucun en France ne s’est encore aventuré dans l’immersif visuel. Et pourtant. Il suffit d’observer le succès de l’Atelier des Lumières, né à Paris et désormais décliné dans plusieurs villes de France, pour se laisser convaincre de la pertinence d’ajouter une table au spectacle. En projetant sur de très grands écrans des images de tableaux sur fond de musiques choisies pour provoquer l’émotion recherchée, l’Atelier des Lumières attire un public large et familial qui ne se sent pas spontanément attiré par les musées. Un public davantage en quête de sensations et de moments de partage que de connaissance et de culture académique. Un public jeune, aussi, habitué aux immersions proposées par les jeux vidéo et les casques de réalité virtuelle et friand d’innovations technologiques.

Depuis quelques années, la restauration carbure à l’inventivité et à la vitalité des chefs cathodiques animés par l’idée de déconstruire, de réinventer, de surprendre pour proposer des expériences singulières. Pourquoi ne parlerait-elle pas, elle aussi, à un public plus large que celui des amateurs de bonnes tables ? Après avoir été dans l’assiette, le spectacle pourrait bien, demain, être autour de l’assiette.

Patrimoine vivant

La semaine dernière, après trente mois (!) de travaux, Dior fêtait la réouverture de son immeuble de l’avenue Montaigne, à la fois berceau historique et figure emblématique de la marque. Ce n’est pas une simple boutique affirment tout de suite ses dirigeants, mais un « univers ». Y a-t-il d’ailleurs encore de « simples boutiques » ? On rêverait parfois de voir éclore de « simples boutiques » débarrassées de toutes velléités d’expériences et d’instagramabilité…

Outre les ateliers de confection, l’univers Dior comprend une boutique de mode et d’accessoires savamment éclairée, un salon Haute Couture, une pâtisserie et même un restaurant proposant des recettes de Monsieur Dior himself. Le tout, dans un environnement parsemé d’œuvres d’art, de citations du maître en néon et de toiles représentant des looks emblématiques de la maison. Miracle de l’architecture, des jardins ont réussi à y trouver leur place… Un musée offrira aux fans la possibilité de revivre les grands moments de la maison animés par ses différents directeurs artistiques. Ils pourront en particuliier y voir le bureau de Monsieur Dior, parfaitement reconstitué, ainsi que la cabine d’essayage d’origine de ses mannequins. Le story-telling poussé dans ses ultimes retranchements pour un prix d’entrée de 12 euros tout de même. Réservé aux motivés. Enfin, le bâtiment accueillera une suite de 200 m2, forcément luxueuse, permettant aux meilleurs clients de la maison de passer une nuit au cœur de la marque. Inédit et hautement fantasmatique.

Au moment où le luxe s’aventure, par peur d’être dépassé, dans les mondes du metaverse et des avatars numériques, l’importance accordée par Dior à son bâtiment historique vient confirmer celle des racines et du réel face à l’immatériel. Rassurant. Mais pas suffisant. Car l’équation gagnante pour une marque chargée d’histoire consiste désormais à faire de son magasin un lieu simultanément patrimonial et vivant. Encore un paradoxe à résoudre, mais sans doute la meilleure façon de se différencier de toutes les marques, plus récentes, qui n’ont pas grand-chose à raconter.

Qu’il s’agisse d’imaginer des collaborations inattendues avec Nike ou de proposer, au sein de son navire amiral, une pâtisserie, un restaurant ou un musée, l’objectif poursuivi par Dior est à chaque fois le même : maintenir sa désirabilité au plus haut. La seule définition du luxe qui vaille.