Archimède 2.0

Toute marque plongée dans un musée subit une poussée verticale de son statut vers le haut, égale au poids du volume déplacé de ses followers. Plus qu’un magasin placé sur une artère en vue, le musée possède aux yeux des marques des vertus comparables à celles d’une clinique suisse qui promettrait la jeunesse éternelle. Après les rétrospectives et autres expositions conceptuelles imaginées par le monde du luxe pour permettre à ses produits d’accéder au statut d’icône, on découvrait, à l’occasion des JO, que les musées pouvaient aussi attirer d’autres secteurs. 

Air France s’était ainsi installé au Palais de Tokyo, lieu culturel hautement parisien et, pour l’occasion, situé à proximité des festivités olympiques. Pas négligeable… Dans un espace de 850 m2, les visiteurs pouvaient déguster un menu gastronomique conçu par des chefs français servi dans les mêmes conditions qu’à bord d’un long courrier (en Business) puis, après les agapes, partir se lover dans la toute dernière cabine Business de la compagnie, découvrir la robe rouge emblématique de sa dernière communication, jeter un œil à la boutique d’objets exclusifs (pourquoi ne pas se laisser tenter par cette paire de baskets réalisées à partir des housses des sièges d’Airbus A380 ?) et participer à un jeu concours avec vol à la clé. 

A quelques foulées olympiques de là, Nike avait jeté son dévolu sur le Centre Pompidou. Sa façade, transformée en écran géant, montrait les athlètes qu’elle soutenait parmi les œuvres les plus marquantes du musée (il fallait oser) pendant qu’un de ses espaces, la Mezzanine, était entièrement dédié à la gloire de l’Air Max, ainsi promue au rang d’œuvre d’art tant par sa forme que par sa technologie. Comme un retour à l’envoyeur, puisque son designer Tinker Hatfield en avait puisé l’inspiration dans l’architecture de Renzo Piano. Sur la piazza, un skate park arty, imaginé par l’artiste français Raphaël Zarka, venait compléter le dispositif et proposait des sessions de running, basket-ball, football ou breakdance. 

Palais de Tokyo « brutalo moderniste » pour l’une, Centre Pompidou « icono rupturiste » pour l’autre, les lieux choisis par ces deux marques ne devaient rien au hasard. Ils venaient souligner leur capacité à innover par une présence volontairement un peu dérangeante (l’audace comme carburant de la créativité), tout en leur permettant d’afficher une forme d’appartenance culturelle induite par les œuvres qu’elles côtoyaient pour l’occasion. Il n’y a pas que le digital pour imaginer des expériences de marques inédites. Il y a aussi l’art et la culture.

Un pont neuf

Cet été, les marques de luxe n’avaient pas toutes posé leur parasol sur une plage privée entre Saint Tropez et Nice. Beaucoup d’entre elles étaient d’astreinte à Paris, JO oblige, et devaient se contenter des bords de Seine. Pas question pour autant d’imaginer s’y installer en cas d’amélioration soudaine de la baignabilité du fleuve, perspective plus qu’hypothétique, et d’ouvrir ainsi un nouveau chapitre, premium et inattendu, de Paris Plage. Les marques du groupe LVMH avaient d’autres chats à fouetter. Elles étaient en mission commandée. 

Au-delà de s’occuper des médailles et de leur transport et d’habiller les athlètes dans leurs différents moments de représentation, leur mission était de préparer l’émergence d’un nouveau marché, baptisé « athluxury », comme forme ultime et upgradée de « l’athleisure » dont on peut déjà mesurer le succès au quotidien (hoodies, T-shirt, sneakers comme nouvel uniforme). Une offre combinant design athlétique et innovation technique bénéficiant de l’expertise d’une maison de couture et du vocabulaire de l’ultra-luxe. Faut suivre.

Le passage de la cérémonie d’ouverture par les ateliers Vuitton (gros plans sur les gestes et la toile monogrammée) puis l’évocation de l’hôtel de luxe installé en lieu et place de la Samaritaine (gros plan sur des grooms affairés) ne constituaient donc pas seulement un spot de pub premium vu par le monde entier à une heure de (très) grande écoute mais un pont (neuf) établi entre le monde du luxe et celui du sport. Un nouvel eldorado capable de rebooter les codes du luxe vers moins d’ostentation et de recruter au passage tous les Millennials stylés qui envisagent leur corps comme un instrument de performance et de conquête. 

L’autre objectif du groupe LVMH était de nous signifier qu’une malle, une robe ou un service hôtelier possèdent une valeur culturelle comparable à celle de Marie-Antoinette, Edith Piaf, Cerrone ou Aya Nakamura. Chacun porte une certaine image de la France sur la scène internationale en incarnant un savoir-faire unique, un héritage historique ou un talent capable de marquer les esprits. Une manière de légitimer le luxe bien plus efficace qu’une exposition ou une Fondation qui ne parle qu’à un public restreint et réputé élitiste. 

Régénéré par l’imaginaire multifacette du sport (performance, innovation, technicité, design) et doté d’un capital culturel de plus en plus affirmé, voici le luxe réarmé pour de nombreuses années.

Herbo-communautarisme

On ne finira jamais de s’étonner de la capacité des réseaux sociaux à réenchanter le réel par de nouveaux mots et de nouveaux codes esthétiques. Aucun univers n’y échappe. Et encore moins ceux qui ont quitté les radars de la modernité, qui trouvent là l’opportunité d’y retourner par la grâce d’un engouement aussi soudain qu’inattendu. Les herboristes peuvent en témoigner. 

Jusqu’à présent, on les imaginait plutôt austères et d’un âge respectable, installés dans des magasins dont l’apparence devait explicitement rappeler leur appartenance à une époque très éloignée. Des bibliothèques en bois, des pots en porcelaine, des mortiers et des pilons en céramique comme gages de crédibilité. Propulsés sur les réseaux, les voici qui ré-apparaissent en « herbalist influencers » (ça va tout de suite mieux) où ils partagent des recettes, aussi alléchantes qu’instagrammables, imaginées à partir de plantes oubliées, et distillent toute sortes de conseils pour notre plus grand bien. De quoi nourrir un florissant business, objectif toujours présent dans l’esprit des influenceurs… 

Résultat ? Jamais les plantes n’ont reçu autant d’attention qu’aujourd’hui. Toutes les marques qui gravitent du côté de la santé, de la beauté et du bien-être (cela en fait beaucoup) l’ont bien compris. Elles multiplient leurs travaux de recherche pour identifier LA plante aux vertus exceptionnelles, et encore ignorée de leurs concurrents, qui pourrait booster leur notoriété. Mais ceci n’explique pas tout. 

Le succès actuel des « herbalist influencers » est aussi à rapprocher de celui du fait-maison, à la fois porté par un désir de contrôler ce que l’on consomme et par celui de faire des économies. « Ce que je fabrique est forcément meilleur que ce que me propose l’industrie » et « ma créativité est sans limite » sonnent comme de nouveaux mantras. Les millions de vues générées par le masque Botox aux graines de lin, présenté comme le nouveau remède naturel au vieillissement, en sont la preuve. Deux ingrédients seulement, une traçabilité immédiate et beaucoup d’espérances : qui y trouverait à redire ? 

Enfin, et le point n’a rien de négligeable, celles et ceux qui se présentent comme « herbalist influencers » doivent aussi leur succès à la communauté qui les porte, dont la force tient autant aux valeurs partagées par ses membres, qu’au sentiment d’appartenance qui les unit. Qu’est ce qu’une communauté sinon un centre d’intérêt qui a réussi ? 

De plus en plus dupe

Il y a quelques mois, on évoquait ici le phénomène des dupes, né sur TikTok de l’engouement de la Gen Z pour les copies, moins chères mais pas nécessairement de mauvaise qualité, qui, à défaut des « vrais produits », lui permettaient d’accéder aux mêmes sensations sans avoir besoin de sacrifier ses économies. Une manière pour cette génération de dire qu’elle n’est pas dupe des marges faites par les groupes de luxe sur le dos de ses désirs… 

Le phénomène concernait surtout les accessoires de mode et les parfums mais aussi, plus modestement, le monde des cosmétiques. Voilà que l’on découvre à présent les dupes dans le secteur du tourisme. On ne peut plus alors parler d’un phénomène qui ne toucherait que la Gen Z… Les destinations dupes sont des destinations moins prisées car moins connues, donc moins chères. Liverpoool plutôt que Londres, Taipei plutôt que Séoul, Curaçao plutôt que Saint-Martin aux Antilles. Mais également des destinations plus proches, donc bonnes pour la conscience verte (une préoccupation parfois plus importante que le budget…) puisqu’il n’est plus nécessaire de prendre l’avion pour s’y rendre. Les rochers de Kerlouan (Finistère) plutôt que les plages des Seychelles ou la cascade des Tufs (Jura) comparable à celles de Thaïlande. 

Dans tous les cas, les dupes avancent avec la même promesse de sensation, de surprise et d’étonnement et la possibilité d’y collecter des souvenirs dignes de figurer sur les réseaux. La vie est affaire de point de vue et l’exotisme, pas toujours une question de distance. 

Certains ne manqueront pas d’y voir la confirmation que l’apparence des choses compte désormais (au moins) autant que les choses elles-mêmes. La primauté du signe sur l’objet et de l’effet sur la réalité. Comment s’en étonner lorsque notre vie quotidienne s’évalue désormais derrière les écrans, nous conduisant à vivre de plus en plus dans le regard des autres ? 

Les marchés alimentaires semblent encore à l’abri du phénomène puisque les dupes portent ici le nom de marques de distributeurs afin d’être bien identifiées. Mais qui sait si, un jour, nous ne verrons pas débarquer sur les linéaires des marques inconnues, nées « ailleurs », dans des pays dont on ignore tout de la vie quotidienne, dont les codes auront été largement inspirés par nos marques nationales ? Si personne n’est dupe des dupes, aucun marché n’est à l’abri des dupes.

La vie en rosé

Il y a moins de dix ans, celui ou celle (plutôt celle) qui avouait boire du rosé était regardé avec un certain mépris. Il/elle n’y connaissait rien en vin et, pire sans doute, rien au plaisir de la table. C’était un temps où les jeunes cadres fringants aimaient se retrouver autour d’une « bonne » bouteille de rouge qu’ils prenaient le temps de déguster à l’aveugle et de commenter de moult adjectifs. Un « moment de partage » beaucoup moins prisé aujourd’hui. 

Un Covid plus tard, c’est l’apéro qui ramasse tout avec ses potes et ses planches au point de menacer le dîner si le beau temps s’installe. Les cartes sont redistribuées. La bière s’affirme comme le signe ultime de la coolitude urbaine pour les Millénials au même titre que la pétanque en tong le long d’un canal. Les vins se parent de nouveaux habits et se veulent moins solennels, plus cool eux-aussi, naturels ou vivants, histoire de nourrir les conversations et de permettre à chaque buveur de produire son petit discours responsable. 

Dans ce contexte, le rosé refait surface en mode transclasse : oublié le camping et les pique-niques, tables étoilées me voilà ! Une ambition qui n’a pas échappé à LVMH et à Pernod Ricard qui multiplient les acquisitions de vignoble provençal avec, dans le viseur, l’idée d’augmenter la production de crus classés. Le marché du rosé a clairement changé de statut et lorgne désormais du côté des produits d’exception. Selon les professionnels, il devrait connaître une croissance de 3 à 6% d’ici 2027 dans le monde entier et pourrait même remplacer le champagne auprès d’un public plutôt féminin. Pourquoi seulement féminin ? Les peoples voient, eux aussi, la vie en rosé. Brad Pitt, Georges Lucas, Georges Clooney et Tony Parker ont fait flamber la vigne, provoquant quelques tensions au passage… 

Cet engouement ne doit rien au hasard. Il vient souligner la « méditerranéisation » progressive de notre société qui avale tous les imaginaires du sud les uns après les autres : les terrasses, les plages urbaines, le spritz, la vie en short et en lunettes noires, les tapas et les recettes dominées par les légumes, les pâtes et l’huile d’olive. Il suffit d’observer la prolifération des restaurants italiens, grecs et levantins dans la capitale pour finir de s’en convaincre. 

Le succès du rosé vient aussi nous rappeler le pouvoir d‘attraction de tout ce qui est associé à un terroir, une tradition ou un savoir-faire. Des synonymes de « vrai » envisagés comme des valeurs sûres qui ne pourront que se bonifier au fil du temps et seront toujours recherchées. Les groupes de luxe et les investisseurs ne s’y sont pas trompés.

Ego planche

La dernière tocade du moment sur les réseaux (on n’ose pas parler ici de tendance vu la vitesse à laquelle ces engouements se succèdent) se nomme Grazing platter (étymologiquement Plateau de pâturage…), cumule quelques 400 000 publications sur Instagram et consiste à réaliser des planches avec des produits sucrés et/ou salé en veillant à ce qu’elles soient toujours spectaculaires, tant par leur opulence que par l’harmonie visuelle de leur composition. Spectaculaire est ici un mot « compte triple ». Le phénomène serait apparu au pays des kangourous, sans que l‘on sache vraiment s’il constitue un bond dans les nouvelles pratiques alimentaires. 

Il est quand même intéressant de voir comment ce qui n’était à l’origine qu’un support cool et écoresponsable, une planche en bois conçue pour valoriser un moment de plaisir coupable (fromage et charcut’), est devenu au fil du temps, un enjeu à la fois économique et pyscho-sociologique comme c’est souvent le cas avec une activité née sur les réseaux. 

Un enjeu économique car, face aux tensions qui traversent actuellement le pouvoir d’achat, les dîners se font de plus en plus occasionnels obligeant les acteurs de la restauration à inventer de nouveaux rites, moins coûteux, certes, mais surtout capables d’assurer de la convivialité (comprenez : le partage au service de la marge). Et un enjeu psycho-sociologique puisqu’il s’agit de « charger » une proposition anodine de nouveaux défis qui auront pour effet de l’emporter vers une destination qui n’était pas celle initialement prévue. 

Voilà comment une triviale planche de grignotage se trouve soudainement propulsée dans le champ esthétique et devient ainsi un défi à accomplir. Réussir sa planche cela peut aider à réussir sa vie. Pour y parvenir, les compositions effectuées devront pouvoir ravir tous les goûts (vegans et viandards déclinés en variations régionales), affronter toutes les saisons (planches indoor et outdoor) et répondre à toutes les occasions (apéritif, brunch, déjeuner, soirée entre potes) pour offrir une expérience unique où la diversité et la finesse des propositions rivaliseront avec une « symphonie » de textures, de couleurs et de saveurs. Tout un programme. 

Avec l’apparition des Grazing platters, la vie quotidienne confirme sa mutation en une succession de petits challenges dont chaque réussite sera vécue comme un appréciable ego-booster. Voilà la consommation, une fois encore, mise au service de la construction de soi.

Inspirez, Innovez

Dans la grande consommation, innover ne signifie pas toujours inventer de nouveaux produits mais plutôt suggérer de nouveaux regards sur l’existant. Dans cet exercice de réenchantement, les mots sont à l’avant-poste. L’astuce consiste souvent à les importer d’un autre secteur (pas trop éloigné du sien pour ne pas perdre les esprits) afin de profiter de leur aura. 

Pour animer sa dernière offre, l’Atelier du Vrac, le Palais des thés a ainsi imaginé des Tea sommeliers pour guider les acheteurs, leur donner des astuces concrètes et faciliter la préparation du thé même si l’on n’est pas équipé de matériel d’expert. Côté linéaires, Carte Noire nous propose depuis peu un mélange, baptisé Cuvée de caractère, inspiré des méthodes de fabrication du monde du vin. 10% des grains sont ici fermentés jusqu’à 72 heures afin de débloquer des arômes intensément puissants et un profil gustatif complexe. Conditions de plantation, nature de la terre, période de récolte, fermentation, assemblage… 

Il faut dire que les univers du vin et du café ont beaucoup de points communs qui pourraient à leur tour inspirer d’autres secteurs : celui du thé, bien sûr, mais aussi, pourquoi pas, du fromage, de la viande et mêmes des fruits et légumes. Partout où le savoir-faire est regardé comme une expertise décrite par des mots riches en imaginaires. Partout où la nature a son mot à dire dans les résultats attendus. 

Les cafés de spécialité participent eux aussi à la réinvention de leur marché. Ils n’en sont qu’à leur début en France, mais leur perspective de croissance semble forte si l’on regarde du côté de l’Angleterre et des États-UnisDe quoi faire monter en gamme un marché, au point de rendre acceptable de payer cinq euros (et, parfois, beaucoup plus) une tasse de café « d’exception » comme c’est le cas chez Substance ou Momus, hauts lieux du café de spécialité animés par des « torréfacteurs baristas ». 

Avec ses cafés à emporter et aromatisés, Starbucks avait contribué à installer de nouvelles habitudes de consommation et à nous familiariser à de nouveaux goûts. Les cafés de spécialité viennent aujourd’hui prendre le relai avec leur vocabulaire d’expert, leurs discours sur les origines et leurs looks sophistiqués. Nous voilà à mille lieux de notre petit noir sur le comptoir. Mais qui sait si sa simplicité et sa « vérité » ne reviendront pas, un jour, sur le devant de la scène ? Après tout, on voit bien réapparaître les œufs mayo et la saucisse purée.

Un p’tit truc en plus

Le carton cinématographique du moment, avec plus de six millions de spectateurs et aucune tête d’affiche, s’appelle « Un p’tit truc en plus ». Difficile d’échapper à cette comédie feel-good construite sur la rencontre entre le monde « normal » et celui des déficients mentaux. Même ceux qui ne l’ont pas vu ont été confrontés aux diverses analyses de son succès puisqu’il est établi que celui-ci est toujours révélateur de l’état de la société à un moment donné. Pourquoi pas, même s’il peut aussi venir de la seule présence d’un acteur(trice) apprécié(e), de sa nature même (saga, blockbuster, déclinaison…) ou d’un budget lui permettant d’occuper le devant promotionnel. 

Rien de tout cela ici. Le film vient donc nous livrer sa photographie de l’état émotionnel du moment et les experts de tous poils n’auront aucun mal à y lire l’expression ultime d’une envie de vivre ensemble qui, au fil du temps, dérive lentement d’une indifférenciation des origines vers une acceptation des différences. Une manière de s’extraire d’une société polarisée, structurée par les antagonismes, et le rappel du pouvoir apaisant (thérapeutique ?) du cinéma comme sortie pratiquée en groupe ou en famille, toutes générations mêlées. 

Le film aurait pu s’appeler « Un p’tit truc de différent », mais il a préféré « Un p’tit truc en plus ». Un choix qui ne doit rien au hasard tant la différence est aujourd’hui envisagée comme un « plus » vertueux. Les marques le savent bien, elles qui, depuis toujours, sont en quête de différence (la fameuse Unique Selling Proposition) pour affirmer leur identité. Les voilà qui, désormais, recherchent, elles aussi, « un p’tit truc en plus » à proposer à leurs acheteurs. Un p’tit truc venu de nulle part qui viendra les étonner et rendre impossible toute comparaison de leur offre avec celle de leurs concurrents. Une collab’ inattendue, une proposition décalée, une promesse exclusive ou immersive, une offre numérotée ou limitée dans le temps. Place à l’imagination.

Et qui sait si elles ne finiront pas, un jour, par inciter leurs consommateurs, à eux aussi, « faire un p’tit truc en plus », plutôt que de produire des discours qui les entretiennent dans l’idée qu’ils peuvent affirmer leur personnalité et « se révéler » en ne faisant rien d’autre que conduire une voiture d’un air inspiré ou acheter la dernière paire de sneakers du moment. Sois toi-même, OK, mais en faisant, toi aussi, un p’tit truc en plus. Pour les autres ou pour la planète, par exemple.

Urban Warrior

L’évolution du commerce est toujours le reflet de son époque. Et l’avenue des Champs-Élysées en est le miroir. Elle a longtemps accueilli les « vitrines » (on ne disait pas encore flagships) de tous les constructeurs auto qui y présentaient leurs nouveautés de façon spectaculaire puis, brièvement, H&M, preuve que la fast-fashion n’a pas sa place sur « la plus belle avenue du monde » (sans doute à cause de ses loyers…) avant de s’offrir au luxe porté par la mondialisation. 

Voilà à présent le temps des marques de sport qu’il serait réducteur de voir comme le énième soubresaut d’un « effet JO », fantasme collectif du moment aux contours pourtant incertains. L’installation de Salomon (expert du trail running) en lieu et place du vaisseau amiral Citroën (à l’architecture remarquable conçue en 2002 par Manuelle Gautrand) est le symbole de cette mutation commerciale, qui signe l’explosion des pratiques sportives depuis la crise sanitaire autant que l’importance prise désormais par le bien-être et la santé. 

Salomon sera ainsi voisin des déjà-là Lacoste, Lululemon, Foot Locker, Nike et Adidas et des nouveaux-là comme l’enseigne britannique JD sports, et la marque suisse On Running, spécialiste de la course à pied et cotée à la Bourse de New York… Le Marais, autre pouls transactionnel de la capitale, n’est pas en reste avec l’ouverture d’un magasin Courir rue des Francs-Bourgeois (à la place d’un Marionnaud…), non loin de ceux d’Arc’teryx et de Millet (rue des Archives). On annonce aussi l’arrivée de Salomon boulevard de la Madeleine où se trouve déjà Decathlon en attendant JD sports, rue Tronchet, et Hoka, autre challenger du running, boulevard des Capucines. Stop, les rues sont pleines ! 

Alors que le prêt-à-porter accumule les raisons de se plaindre, entre la pression du net, de la fast-fashion, des arbitrages financiers des ménages et de la tentation du Re (repair, reduce, re-use, recycle), jamais le sport n’a semblé aussi présent et attractif. Les deux univers portent pourtant une même promesse de style et d’expression personnelle. Oui, mais dans le monde du sport, cette promesse se conjugue sur le mode de la performance. Une performance technique au service d’un renforcement de l’image de soi attendue par tous ceux qui s’envisagent en « urban warriors », la figure montante du moment, stylée et dotée d’un mental fort.

Il y a 20 ans, les SUV activaient déjà les mêmes leviers pour laisser derrière eux les berlines…

Le sac de compagnie

Au restaurant, poser son téléphone sur la table, écran tourné vers le plafond et placé à côté de ses couverts, fait désormais partie des rites de la vie moderne. Une manière de garder sa vie à portée d’œil et de main car, on ne sait jamais… Dès que l’écran s’allume, la conversation se suspend tant ce qui surgit a plus de valeur que ce qui se vit. L’idée de « laisser » son téléphone dans sa poche ou son sac, voire de l’éteindre n’effleure plus qu’une minorité d’esprits. 

Demain, il en sera peut-être de même avec les sacs à main iconiques si l’on en croit la maison Chanel lorsqu’elle nous rejoue, pour sa dernière campagne de pub, une des scènes mythiques du film « Un homme et une femme » de Claude Lelouch. Quand le couple commande un Chateaubriand à point avant de se reprendre pour finalement lui préférer une chambre, c’est en présence d’un sac matelassé aussi visible sur la table qu’un téléphone sur une nappe blanche. Mais si le téléphone est toléré, le sac, lui, est invité. Il est un peu comme le premier enfant de ce couple pas encore constitué. 

On comprend bien qu’au regard de son prix, supérieur à 10.000 euros, on hésite à le poser par terre ou à l’accrocher au dossier de sa chaise. A l’inverse, vu son prix et sachant que c’est un « vrai », le plaisir de l’afficher s’en trouve décuplé. Tant pis pour l’élégance et la discrétion. Est-ce d’ailleurs la motivation des acheteurs de luxe ? Une nouvelle figure émerge ainsi : celle du sac de compagnie et, plus généralement, de l’objet personne.

L’objet traité comme une personne. Entre le chien bien dressé et l’enfant bien élevé. Quand on évoque un objet personne, il peut s’agir d’une relique (du latin reliquiae, restes) que l’on vénère en souvenir d’une personne disparue ou bien d’un objet d’art que l’on traite avec égard en raison de sa rareté ou encore d’un objet fétiche (du portugais feitiço, envoûtement, sortilège) avec lequel la relation d’usage a été modifiée (pervertie ?). Le sac Chanel relève de cette dernière catégorie. Il a cessé d’appartenir au monde des objets et ce qu’il provoque n’est pas loin de l’ensorcellement. Il n’est plus question de le posséder, de le porter, ni même, de l’acheter mais de le choisir en pensant à sa valeur de revente. Comme un investissement. 

On a connu les sacs iconiques que l’on reconnait, puis les sacs trophées que l’on exhibe, voici à présent les sacs fétiches dont l’usage est oublié au profit de la valeur. Gardons quand même en tête que fétiche et factice partagent la même racine…