Ambiance et souvenirs

Quand on voit le succès des brasseries, on se dit que le temps de la cuisine moléculaire est décidemment bien loin. Qui aurait pensé, qu’en 2022, le succès dans la restauration viendrait d’un format qui existait déjà en 1922 ? Un siècle après leur naissance, brasseries, bouillons et bouchons, les trois B de la restauration française traditionnelle, sont plus vivants que jamais alors qu’ils étaient quasiment enterrés par les experts de la tendance au nom d’une supposée appétence des consommateurs pour les saveurs d’ailleurs et les expériences fooding perchées.

Les brasseries et consorts sont de retour et leur succès ne doit rien au hasard. Sans doute parce qu’elles racontent une histoire (plus ou moins vraie) auquel un décor (plus ou moins vrai) vient donner une réalité. Qu’importe si leur décor a été créé de toutes pièces en moins de six mois, il rassure et tranche avec ceux prêts à instagrammer et interchangeables dans lesquels des chefs rapidement nés s’installent et disparaissent.

Un autre atout de la brasserie tient à sa taille. Loin d’être un obstacle en cette période où les loyers flambent comme des crêpes Suzette, l’immensité des salles est ici une promesse de vie, de chaleur et de convivialité. Votre voisin pourrait piocher dans votre assiette, les commandes sont aussi rapidement prises que servies, les tables tournent plus de fois qu’à l’accoutumé, les conversations se superposent, mais l’ambiance est à ce prix. Un peu comme dans une fête de village. Après tout, on n’est pas chez Starbucks. Le sentiment de fierté nationale n’est pas loin.

N’oublions pas, bien sûr, d’évoquer l’offre, troisième pilier du succès des brasseries : pas (trop) chère, conforme à ce que l’on attend (surtout pas de réinvention !) et capable de convoquer des souvenirs au sein desquels une jeunesse perdue ou une grand-mère adorée tiennent les premiers rôles. Les œufs mayonnaises de la concorde, le riz au lait de la tendresse humaine.

Décor, ambiance et souvenirs viennent ainsi expliquer le succès des brasseries. Et, simultanément, dessiner les contours de ce que consommer doit désormais signifier. Consommer pour se rassurer en cette période percluse d’incertitudes. Consommer pour se souvenir qu’un autre temps a existé. Consommer pour échanger, converser, partager autrement qu’en cumulant les likes et les followers comme des points dans un programme de fidélité. La consommation devrait être davantage regardée sous sa dimension symbolique…

Estime de soi

La presse nous apprend que les Français se ruent actuellement sur le petit électroménager haut de gamme. Lisseurs, boucleurs et sèche-cheveux auraient ainsi cartonné l’année dernière, mais aussi les aspirateurs robots, les purificateurs d’air, les friteuses sans huile à air pulsé, les machines à café avec broyeur intégré et même les défroisseurs vapeur à main (!). Premier enseignement : les pages saumon et les chaînes d’infos en continu ne décrivent pas la même France. La consommation est peut-être en berne, fragilisée par l’inflation et les incertitudes, mais de toute évidence, les Français n’ont pas mis tout leur argent dans leurs caddies.

Si le pouvoir d’achat, si souvent évoqué, est un enjeu pour un certain nombre d’entre eux, d’autres sont davantage mus par leur vouloir d’achat. Conséquence : les compagnies aériennes retrouvent leur fréquentation d’avant la crise sanitaire, les cinémas et les théâtres se remplissent de nouveau, les stations de ski font le plein et la bijouterie fantaisie est en plein essor. Nous voilà bien loin des enseignes low-cost et des boucliers anti-inflation… Les pages économie ne devraient pas être aussi éloignées des pages psychologie… 

Lire le succès du petit électroménager haut de gamme est-il finalement si étonnant ? Pour leur confort, les Français sont prêts à mettre le prix et à s’offrir des produits innovants Made in France plutôt que MDD nous explique-t-on. Certes et c’est plutôt le signe d’une forme de maturité consommatoire appréciable. Mais c’est oublier leur dimension symbolique. Car ces produits, à la fois chers (d’un point de vue objectif) et pas chers (d’un point de vue émotionnel), sont surtout sources de réconfort et d’estime de soi. Ils contribuent à la construction d’un sentiment de fierté bien particulier, entre élitisme accessible et professionnalisme affiché. Avec ces appareils, ce n’est pas tant la vie qui est changée que l’image de soi.

Voir les grains de cafés être broyés, c’est se dire que l’on est devenu un expert du café à la différence de tous ces acheteurs de capsules. Les aspirateurs robots nous confortent dans l’idée que nous avons tout compris sur la manière d’effectuer les tâches ménagères incontournables et les friteuses de compétition dans celle que nous maîtrisons l’équilibre de notre alimentation. Il ne s’agit donc pas tant de « monter en gamme » comme aiment le dire les distributeurs, mais de monter en estime de soi. 

Emily in McDo

Chacun sait ici que les marques doivent rester à l’affût de toutes les tendances du moment. Pour rappeler qu’elles sont toujours vivantes autant que pour séduire le plus grand nombre. Un goût soudain pour le terroir, un intérêt partagé pour une compétition sportive, un blockbuster à succès, sont aussitôt convertis en offres commerciales. McDo l’a compris depuis longtemps et si l’on a (étrangement) échappé à un Menu Avatar (parce que le bleu n’est pas une couleur alimentaire ou parce que les droits sont trop élevés ?), il n’était pas question que cela se reproduise avec Emily in Paris.

Voici donc le menu Emily in Paris, « concocté en son honneur » dixit l’enseigne qui n’hésite pas à le décrire comme « « le plus Frenchie des Menus McDonalds ». Comprenez : « une iconique McBaguette, une frite moyenne, une boisson moyenne et un duo de macarons aux saveurs brownie & cranberry ». Une bien frenchie proposition. Soulignons au passage l’usage sans retenue de l’adjectif « moyen » désignant une quantité que seuls les habitués de l’enseigne maîtrisent et du mot « saveur » qui, de plus en plus souvent, se substitue discrètement à celui de « goût » ou de « parfum » que l’on s’attendrait pourtant à trouver associés à une offre qui se veut raffinée.

Cette subtilité sémantique pose d’emblée le cadre. Il s’agira donc ici davantage d’une saveur de Paris que d’un goût de Paris et encore moins d’un goût parisien. Une manière d’éliminer toute forme d’authenticité et de placer la proposition dans le registre du merveilleux et de l’enchantement. Personne n’imagine en effet Mc Do comme un symbole de Paris comme peuvent l’être Ladurée, Pierre Hermé ou Angelina et même (dans une moindre mesure) Paul, mais avec les saveurs annoncées de son menu Emily, l’enseigne se dote d’un imaginaire local de qualité qui devrait contribuer à démondialiser son image et lui permettre, au passage, d’affirmer la qualité de ses propositions et de capter ainsi une nouvelle clientèle.

Et tant pis s’il y a aussi peu de chances de croiser une Emily dans un McDo qu’un Parisien chez Angelina, l’important se situe au niveau des signes émis. Car la véritable Emily, elle, ne recherche que des bistrots populaires avec vue sur la Seine, des terrasses ensoleillées au pied de la Tour Eiffel et des brasseries centenaires installées dans le Jardin des Tuileries. Ses saveurs de Paris à elle. 

Bière contre vin

Les experts sont formels : la consommation de bière (aujourd’hui, 33 litres par habitant et par an) pourrait dépasser celle du vin (aujourd’hui, 36 litres par habitant et par an) dès 2024. La France s’apprête donc à rejoindre le camp des pays de l’Europe du Nord. Une crise que la viticulture française affronte en ce moment et dont il est assez facile de deviner les enjeux en se baladant dans tous les centres-villes de France à partir de 17h : la bière est devenue le café de l’après-midi, la boisson de la socialisation, le symbole du ralliement inter-potes ou inter-collègues, debouts sur le trottoir ou assis à une terrasse, face à un paysage ou au pied d’un immeuble. Il suffit, aussi, de noter le nombre de bars à bière, tap rooms et autres micro brasseries artisanales récemment ouverts pour se rendre compte que la bière est bien du côté du futur. Comprenez : de celui des jeunes urbains. Rien d’étonnant donc, qu’à ce rythme, elle finisse par laisser le vin derrière elle.

Certes, le monde du vin souffre des épisodes de gel, de la chute des importations chinoises due au Covid, des taxes trumpiennes, des factures énergétiques et aussi des effets du réchauffement climatique, mais il n’empêche : le fait qu’il soit en train d’être dépassé par la bière est d’abord le reflet d’une réalité générationnelle qui s’exprime par une moindre consommation que l’on pourrait aussi qualifier de désaffection. Il y aurait donc, d’un côté, le vin et ses grands crus comme figures de proue du navire France, porteurs d’une image raffinée et conviviale mais difficile d’accès, et, de l’autre, la bière comme ultime preuve de la mondialisation des goûts, sorte de Shein de la boisson alcoolisée, à la fois mode, worldwide, désirable et pas chère, certes, mais pas forcément bas de gamme.

D’un côté, un imaginaire très exportable, jusque dans les films et séries du monde entier, le french wine bu par des Emily qui ne sont pas encore in Paris dans de très grands verres. De l’autre, une boisson cool, assez récente, plus pauvre en histoires que le vin, mais riche en symboles et adoptée il y a vingt ans par une jeunesse erasmusisée à Berlin ou hipsterisée à Brooklyn pour sa capacité de ralliement.

Vingt ans, soit le temps pour une génération d’installer ses habitudes et sa volonté d’être plus proche de ses pairs que de ses pères. Nos préférences ont toujours une dimension symbolique.

Guerilla

Depuis le 27 janvier et jusqu’au 19 février, le Café Chéri, situé un peu avant Belleville et considéré comme un spot de ralliement pour toute la faune créativo-Gen Z de l’est de la capitale, a été rebaptisé Heattech Café. Pas vraiment la même poésie… Pourquoi ? Parce que Uniqlo a décidé de faire une OPA sur sa terrasse pour promouvoir les matières thermiques de ses vêtements. Résultat : toute la façade du café et son personnel sont aux couleurs de la marque (jaune, orange et rouge) et des plaids en Heattech sont mis à la disposition des clients. De quoi donner vie à l’idée directrice de l’opération : être, pour quelques jours, « la terrasse la plus chaude de Paris ».

Sous la gouverne d’Uniqlo, la carte a même été réorientée vers une offre inédite de boissons et de plats aux notes « caliente » et nipponnes comme des burgers épicés et des cocktails à base de saké ou de litchi… La démonstration que l’alliance d’une enseigne symbole de la mondialisation et des représentants d’une idéologie naturelle de contestation est davantage possible en 2023 qu’à d’autres époques où toute marque était forcément le symbole d’un capitalisme qu’il ne fallait pas encourager. L’accord passé entre le Café Chéri et Uniqlo pourrait être vu comme un pacte avec le diable, mais qui résisterait, en ces temps compliqués, à l’appel de l’argent ?

Notre époque est bien plus pragmatique qu’idéologique. Ceux qui en doutaient en ont ici une preuve supplémentaire. Il n’est pas rare qu’une marque décide d’occuper un lieu sous la forme d’un pop-up ou d’un café éphémère, voire d’une bâche de travaux sur une façade bien placée. L’objectif pour elle est alors d’accroître sa notoriété, de toucher de nouveaux publics ou de faire connaître son ultime lancement. La logique du rapprochement du Café Chéri et de Uniqlo est toute autre puisque le lieu choisi est à la fois confidentiel et fortement communautaire et que la marque à la manœuvre n’est sans doute pas la plus aspirationnelle pour ceux qui vont devoir accorder leurs habitudes à sa présence. L’opération est autant révélatrice de l’agilité (de l’habileté ?) des marques qu’annonciatrice de nouvelles formes de collaborations, plus ciblées, plus inattendues mais aussi plus « violentes » que celles que nous connaissions, en faisant irruption dans des lieux où elles ne sont pas attendues. Après les cafés dans les magasins, voici venir le temps des marques dans les cafés. Une nouvelle facette du Guerilla marketing.

Fan club

Qu’est-ce qu’un restaurant branché en 2023 ? Hier, il fallait qu’il soit rempli de people (qui ne payaient rien) pour attirer les gogos (qui payaient pour eux). Aujourd’hui, c’est d’abord un endroit comme où l’on a l’impression d’être avec ses potes. Un entre-soi rassurant, un fumet d’appartenance communautaire. La verticalité centrifuge a laissé la place à l’horizontalité centripète.

Hier, un restaurant branché, c’était aussi un restaurant dont on parlait ; aujourd’hui, c’est un restaurant que l’on a vu. Sur les réseaux et sur Instagram en particulier. L’image pour nourrir le buzz. Oubliées, les inspirations poétiques pour décrire les plats et les intitulés conceptuels. Place aux images. La déco et la présentation de l’assiette comptent désormais autant, sinon davantage, que la recette et le savoir-faire. Bienvenue dans le monde de l’assemblage, la logique gagnante du moment. Brunchs à toute heure, poke-bowls, burgers, pancakes, œufs Bénédicte… séduisants pour le tiroir-caisse car assembler ne signifie pas cuisiner. Comprenez : moins de personnel en cuisine, moins d’équipement… et moins de dépenses énergétiques. Dans la salle aussi, l’assemblage est de mise. Avec tous les attendus du moment. Pourquoi faire original quand les clients veulent retrouver ce qu’ils ont vu sur les réseaux ? Plantes grasses + carrelage blanc au mur + mur rose + néon jaune + bois clair = ambiance deli US californien = la combinaison gagnante du moment. Simple, non ?

Et pour parfaire sa modernité cool, tout établissement se doit aussi, désormais, de posséder son corner de goodies. T-shirts, casquettes, tote-bags logotypés à son nom, associés à des « messages », deviendront ainsi les signes ultimes de ralliement de tous ceux qui sont passés ici et veulent en garder un souvenir. Des accessoires, à l’origine réservés au personnel ou destinés à produire du chiffre d’affaires additionnel lors du confinement, désormais envisagés comme hype par les clients et manière de signifier qu’il n’y a pas de différence entre clients et employés. Jusqu’à aujourd’hui, seul le Hard Rock Café avait osé et personne ne pouvait affirmer que la démarche fut branchée… Mais puisqu’on a vu les gens de la mode habillés de combinaisons de pompistes ou de T-shirts rouge et jaune d’une entreprise américaine de livraisons, pourquoi n’arboreraient-ils pas aussi les accessoires d’un restaurant ? Peut-on d’ailleurs encore vivre aujourd’hui sans afficher de signe d’appartenance ?

Métavers IRL

S’il existe un mot qui compte triple dans le Scrabble marketing du moment, c’est bien Immersif. Huit lettres porteuses de fantasmes. Huit lettres pour décrire l’ultime déclinaison de l’expérience que tout le monde veut vivre ou proposer. Le premier à en avoir reniflé la force d’attraction est L’Atelier des Lumières. Depuis son ouverture à Paris, en 2018, on y fait la queue pour avoir le plaisir de déambuler dans des images au son d’une musique entêtante. Son principe est désormais décliné dans plusieurs villes, en France et à l’étranger et son succès donne des idées. Jusqu’au 16 février, à la Porte de Versailles, chacun peut ainsi profiter de La Friends Expérience, une exposition immersive permettant de naviguer dans les décors de la sitcom culte, entre son célèbre canapé, la cuisine de Monica et le café Central Perk. Une balade doudou pour Millenials et Gen Z avides d’images à partager sur les réseaux. Au printemps prochain, viendra le tour de Harry Potter dont l’expo immersive est actuellement en rodage à Vienne. Qui sera le prochain ?

Les marques ne pouvaient rester longtemps indifférentes. A New York, Starbucks décline son concept immersif de Starbucks Reserve Roastery dans différents lieux dont, récemment, l’Empire State Building (sur deux niveaux et 7000 mètres carrés) avec moult ateliers d’expériences et propositions de dégustations sensorielles. A Paris, seuls les aveugles ont pu échapper au tam-tam médiatique orchestré par Chanel pour annoncer son expérience immersive au Grand Palais Éphémère : une plongée dans l’histoire de sa fragrance la plus célèbre, le N°5 et, tant qu’on y est, un peu aussi dans celle de ses autres créations. Chapiteau de cirque, magiciens, fanfare, sol en miroir, réalité virtuelle, rencontres avec des professionnels…

Une immersion réussie suppose toujours des moyens abyssaux. De quoi ce goût pour l’immersion est-il le nom ? D’une envie d’explorer de nouveaux territoires, de s’échapper du réel, d’éprouver de nouvelles sensations dont on pourrait situer les prémices en 1988, année du méga succès du Grand Bleu. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de plonger en apnée dans la mer, mais dans l’univers d’un artiste, d’une série ou d‘une marque, preuve que le réel n’est décidemment jamais satisfaisant. Alors que le métavers ne se révèle pas aussi attractif que prévu, n’assistons-nous pas plutôt à la naissance d’un métavers IRL, plus pragmatique et accessible ?

Ecologie individuelle

Observer le secteur du tourisme est une bonne façon de se renseigner sur les attentes de nos concitoyens. Il dessine en creux leurs aspirations et donc leurs insatisfactions. Première grosse tendance : le tourisme écolo. Voyager sans polluer, rester plus longtemps pour ne pas multiplier les déplacements en avion et même, si possible, donner un coup de main aux locaux. Le plaisir sans la faute. Un rêve de consommateur du monde d’après.

Deuxième tendance : le voyage existentiel. Le voyage comme une quête intérieure. Aussi appelé « tourisme wellness », appellation généreuse abritant spiritualité, détox, bien-être et, désormais, prolongement de son espérance de vie. Pour gagner des années, direction la Grèce. Un avant-goût de paradis, plus huile d’olive et feta que noix de coco et chocolat. A en croire le plus connu des hebdos féminins, tout se passerait à Ikaria, île classée « zone bleue », label permettant d’identifier les lieux sur terre où les habitants atteignent les 90 ans sans s’en rendre compte. N’y cherchez pas une ville française ou du nord de l’Europe, il n’y en a pas. Tout se passe au sud. Ou au Japon et en Californie. On s’en doutait un peu… A Ikaria, donc, en échange d’un peu (beaucoup) d’argent, on apprend à manger et à dormir autrement et aussi à se déconnecter, à ralentir et à faire usage de tisanes et d’onguents aux vertus fantasmatiques. Toujours utile.

Ceux qui ne sont pas tentés par l’éternité peuvent toujours se rabattre sur un stage de jeûne. Une autre forme de voyage. L’offre ne manque pas, y compris en France. Cette fois-ci, il s’agit de payer pour ne boire que du bouillon et marcher toute la journée. Le prix de la légèreté. Entre désir de moins polluer et sentiment d’être trop bien nourri, la culpabilité n’est décidemment jamais très éloignée de ce nouveau type de tourisme. Son émergence vient nous confirmer que l’esprit Club Med, marqué par le pur plaisir, l’abondance et l’hédonisme, appartient bien au monde d’avant et n’est sans doute pas près de revenir. Mais à bien y regarder, prendre soin de la nature ou de soi sont-elles des préoccupations si différentes ? Nos ressources à nous aussi ne sont pas illimitées et nous devons veiller à les préserver. Place à l’écologie individuelle, un nouveau marché plein d’avenir.

Communion

Après avoir ouvert des salons de thé et des restaurants éphémères à Lille et St Tropez, le groupe Louis Vuitton est passé, l’année dernière, à la vitesse supérieure en installant un restaurant dans la boutique Dior historique et, depuis le 15 décembre, une pâtisserie au pied de son siège social baptisée LV Dream. Tout est dit. Le lieu propose aussi une exposition des diverses collaborations de la marque Vuitton avec des artistes, un café et une chocolaterie. Il se murmure que le siège social de Louis Vuitton pourrait devenir le premier hôtel de la marque…

Si la diversification n’est pas nouvelle (il existe depuis longtemps des cafés Ralph Lauren ou Gucci et des hôtels Armani) la différence vient du fait, qu’ici, il ne s’agit pas de licences, mais d’investissements directs de la part de la marque concernée, preuve de son intention de proposer une offre qui dépasse celle de ses produits, fussent-ils déjà porteurs de rêve. Pour leurs clients, posséder un produit de luxe ne suffit plus, il leur faut vivre une expérience de luxe. L’ambition de toute marque de ce segment est donc désormais de devenir lifestyle pour y parvenir. Comprenez : multiplier les narrations et les présences pour occuper le plus possible le temps de cerveau disponible de ses clients. Partout dans le monde, à tous les instants, à l’hôtel, au restaurant, au déjeuner, au dîner, au goûter et, bien sûr, à tous les moments de shopping. Une relation 7/7, 24/24. 

Personne ne devrait être surpris de découvrir, dans un futur toujours plus proche qu’on ne l’imagine, une collab’ entre une marque de luxe et un constructeur automobile (cf. la Mercedes-Maybach Classe S « Haute Voiture » produite en 150 exemplaires) ou une compagnie aérienne pour proposer une first class surclassante. Tout est possible car le luxe est un ogre insatiable. Un ogre d’autant plus puissant et invincible qu’il ne cherche pas la rentabilité dans ces diversifications, mais le buzz qui attisera l’envie pour ses produits. Un cercle vertueux.

Peu à peu, grâce à leur dimension fantasmatique, les marques de luxe mutent en système culturel. Une œuvre d’artistes y côtoie un gâteau imaginé par un chef, lui-même posé à côté d’un sac ou d’un accessoire. Les produits disparaissent sous leur dimension symbolique, le commerce est oublié. La consommation est devenue communion.

Paris Disneyland

Depuis quelques mois, à Paris, les cafés ont de drôles d’airs. Sur leurs façades, au dessus de leurs vitrines, à la manière des très en vogue murs végétalisés, ont poussé des gerbes de fleurs de couleur pastel, parfois éclairées de guirlandes. Poussé n’est d’ailleurs pas le mot puisque lesdites fleurs sont en plastique et, à n’en pas douter, fabriquées en Asie, ce qui les rend assez éloignées de la nature à qui elles sont censées rendre hommage… Sur certaines terrasses, on peut aussi observer d’étranges parasols colorés, de format plus réduit qu’habituellement et que l’on imaginerait plus spontanément sur une plage indienne ou thaïlandaise qu’au pied de Montmartre. Parions qu’ils ne vont pas mettre longtemps à se multiplier sitôt les beaux jours revenus.

On peut raisonnablement imaginer que ces irruptions de kitsch sur le patrimoine local, avec lequel elles tranchent abruptement, se retrouvent dans toutes les grandes villes du monde, mondialisation et instragramabilité des lieux obligent. Car la raison avancée par les cafés est celle-ci : attirer les clients (comprenez : les touristes) en leur offrant l’opportunité d’un selfie ou d’une photo publiable sur les réseaux. C’est ainsi que des ours en peluche géants se sont retrouvés attablés aux terrasses des cafés durant la crise sanitaire… L’économie de l’attention n’est pas seulement une théorieElle est même le nouvel enjeu du commerce et tous les moyens sont bons pour assurer sa croissance. Le pire est à craindre. Et tant pis pour l’esthétique des cafés dont les codes incarnent pourtant la culture et l’histoire de chaque ville. Faut-il en appeler l’Unesco pour les protéger ?

A son arrivée en France (en 1992), le parc d’attraction de la plus célèbre des souris se nommait Eurodisney, vite rebaptisé Disneyland Paris afin de profiter pleinement du pouvoir d’attraction de la Tour Eiffel et de gommer toute intention d’internationalisation. Trente ans plus tard, Paris est devenue Paris Disneyland. Si la série Emily in Paris, unanimement raillée, surjoue les codes d’un Paris qui n’existe plus que sur des cartes postales, nos cafetiers, eux, se chargent de faire peu à peu disparaître un Paris encore existant au profit d’une esthétique sans vérité destinée à satisfaire une quête permanente de merveilleux de pacotille. Qui est le plus critiquable ?